Lucien Kayser
Il y eut, à tel moment dans l’œuvre d’Anna Recker, les paysages de pierre, qui semblaient comme remontés d’un temps lointain, temps enfoui, remontés aussi de tant de couches de terre. Des architectures y trahissaient à peine une présence humaine ; la main de l’homme avait sans doute imposé son ordre à un espace qui se perdait maintenant dans le silence de l’infini, il restait des traces, indélébiles, indéchiffrables. Des stèles se mirent en rang, pierres juxtaposées qui alors ouvrirent ce qui déjà prenait un air de série. Et le regard n’allait plus seulement en arrière, l’ouverture une fois donnée, quelque chose se projetait en avant. L’artiste n’était plus seule avec son art, ses peintures quasi monochromes invitaient à participer; l’espace et la volonté du spectateur, dirai-je son bon vouloir, pouvaient décider de l’arrangement. L’œuvre était là, à disposition, riche de tous les possibles. C’est un peu le même processus, autrement complexe cependant, qui a repris. Au départ d’un simple point, d’une ligne, d’une figure géométrique d’une rigueur telle que le triangle. Anna Recker aboutit de la sorte à une multitude de puzzles hexagonaux, thème et variations pour emprunter au langage musical; elle nous introduit à nos risques et périls dans des labyrinthes, des impasses ; ses formes finissent par prendre du volume, se déplient aussitôt, éclatent tel un fruit mûr. Un univers s’est mis en place, en constante dilatation. Et ce n’est pas un hasard si sur une feuille très structurée il s’est établi comme une ruche d’abeilles. On sait que dans son exposé sur l’univers, tel personnage de Platon rapporte la genèse du monde à un mélange; «c’est par l’union de la nécessité et de l’intellect qu’il fut engendré». En cela, l’art d’Anna Recker tient évidemment de la cosmogonie, réunissant la contrainte et le jeu. Plus loin, Timée évoquera les triangles primitifs, les corps fondamentaux. Naguère, dans les paysages de pierre, nous étions bien loin déjà de l’inertie telle que la voudrait Sartre; pour le philosophe existentialiste, l’éternité de la pierre est justement synonyme d’inertie, «un présent figé pour toujours». D’un côté il y avait un passé qui y était inscrit, de l’autre un avenir s’ébauchait. Aujourd’hui, dans une manipulation sans limite, peut-être le plus fortement dans l’affrontement du labyrinthe, de l’impasse, cet avenir est en jeu, sans fin. Et il arrive qu’on reconnaisse quelque part le mouvement de la colonne de Brancusi. Il a été question de loi et de liberté. Autre paradoxe de l’art d’Anna Recker. Cette rigueur de pensée, un acharnement tout mathématique, auxquels s’oppose sa manière tellement légère, une caresse qui fait vivre le papier, un souffle qui vient en animer la surface. Polygones ou polyèdres ont été lourdement chargés de sens dans les mythologies et les philosophies, dans l’alchimie. Quand Anselm Kiefer, au bout d’une longue tradition, nous confronte à l’origine, il en introduit, seuls points de repères précis, dans une masse picturale informe; ailleurs, il cite plus ou moins directement le polyèdre alchimique de la mélancolie dürerienne. Anna Recker, elle, reste plus sobrement géomètre, mathématicienne; on la situera donc pour conclure du côté de Pythagore et de Platon.