Mémoire de la pierre

Réflexions sur l’œuvre pictural d’ Anna Recker

La démarche créatrice et spirituelle d’Anna Recker l’a conduite d’une méditation sur la vie organique, sur la matière et la matérialité, vers une appréhension personnelle et originale de la vie, de son devenir et de sa fin. La prise de conscience du conditionnement de la vie, celui d’avoir en elle la mort, de la progression de l’homme vers le néant, de l’enchaînement du passé au présent, de la détermination du futur par le moment actuel, l’a amenée à une compréhension singulière de la réalité perceptible et à une traduction de cette compréhension dans un univers personnel, unique. Le travail artistique d’Anna Recker a évolué en douze ans de la restitution dialectique de cet univers, opposant une vision globale aux détail de cette vision, les «macro-tableaux», vers la volonté de montrer ce qui est durable et la démonstration des possibilités de vaincre le temps. Ce furent les cités énigmatiques peintes par Anna Recker, cités dont on ne savait jamais si elles sortaient de la terre ou si elles s’y enfonçaient; ce furent le paysages de glace risquant à tout moment de fondre; ce furent les traces accidentelles et volontaires sur la pierre; ce fut l’antagonisme entre le flux de l’eau et l’immobilité de la pierre; ce fut la représentation de rubans bleu, signes de l’eau triomphant sur la pierre: l’eau l’emporte sur la pierre la plus résistance, en passant par-dessus, en la contournant, en l’érodant, a dit déjà Lao Tseu. Ce sont maintenant – ô comble du paradoxe! – les stèles de pierres peintes à l’eau, la base du travail pictural de l’artiste étant l’aquarelle. Ce paradoxe est encore accru par le fait que l’artiste peint à plat, sur une toile, de corps de pierre qui, lors de l’exposition, se mettent debout. Anna Recker a prévu d’accrocher les tableaux de ses monuments en cercle, de sorte que le spectateur se sente entouré de pierre, de stèles. Selon Anna Recker, le pierres, par leur intemporalité, leur «immortalité», permettent à l’homme, au spectateur, de se rendre compte de la précarité de son propre temps de vie, de la fugacité de son existence. La chair se dissout, la pierre demeure. Néanmoins, participer à l’éternité est devenu pour l’homme un besoin, une nécessité. Pour cette raison, il s’est inventé des signes et des chiffres, il grave et burine les symboles de son éphémère présence, il inscrit de message, – témoins de sa pensée dans la pierres, car il veut que ces témoins demeurent le temps que durent les pierre. Mais demeureront-ils lisibles? Y aura-t-il toujours des Champollion pour dé-chiffrer les messa­ges? Paradoxe plus significatif encore: du moment que l’unicité et l’éternité de la pierre sont peintes, celle-ci redevient mortelle. La durée de la peinture n’est pas la durée de la pierre, et ce n’est que l’acte créateur qui permette à l’artiste de participer pour le temps où il se réalise à l’éternité de la pierre, et ce n’est que le temps que dure son parcours que le spectateur réalise ce qui transcende la temporalité. Anna Recker veut bien évidemment créer un parcours initiatique dans son espace de pierres peintes, cet espace qui est temple, horloge astronomique, lieu de culte et de culture, endroit de correspondance intime entre les représentations de menhirs qui sont, littéralement, des pierres debout, de la terre, du ciel et de l’esprit qui travaille la pierre pour lui confier son message destiné à l’éternité. Nous nous rendons cependant compte que l’intervention de l’homme sur la pierre est devenue une intervention dans la mutation perpétuelle de la nature pour l’exploiter, et celle-ci a pris une tournure si dramatique que l’homme risque à tout moment de rompre l’équilibre précaire et que l’humanité est mainte­nant à même de s’annihiler. Alors, les signes laissés dans la pierre seront l’ultime témoignage de la présence de l’homme sur une planète de pierres. Mais qui le retrouvera? La pensée d’Anna Recker, exprimée de façon saisissante dans des œuvres techniquement impeccables, se révèle ainsi foncièrement humaniste. Elle dit que de l’âge de la pierre, où l’homme s’est donné les moyens de se créer une durée, en conférant une mémoire à la pierre, nous sommes en train de passer à l’ère de la seule pierre sans la moindre mémoire de l’homme. Prométhée aura disparu de son rocher, évaporé dans une boule de feu, et personne ne pourra plus lire son appel enchaîné au rocher, son cri pétrifié. Guy Wagner

Categories

Tags

Share it on your social network:

Or you can just copy and share this url
Related Posts